Version texte sans mise en page du dossier paru dans le numéro 13 d’Aires Libres
Rien de plus évident que la marche. Aussi naturelle que la respiration, elle semble aller de soi. Sauf quand l’une ou l’autre sont devenues difficiles. Or, sous la dictature de la voiture, les agglomérations urbaines et rurales ont évolué de telle sorte que le piéton n’y a plus sa place. Ce qui était naturel est devenu pénible et dangereux. Heureusement un nouvel état d’esprit s’installe. Le piéton reprend sa place dans des villes qui s’étendent à grande vitesse et accueillent depuis 2006 plus de la moitié de la population du monde.
Fonder le renouveau des villes en favorisant les piétons implique ipso facto le retour d’une mobilité plus « douce » et plus aisée, d’une meilleure accessibilité, y compris pour les personnes à mobilité réduite. Voilà pourquoi Gamah considère que rendre la ville aux piétons est un enjeu majeur pour atteindre son objectif principal : promouvoir l’accessibilité pour tous.
Le piéton est quelqu’un qui marche en ville. En dehors des agglomérations, il est promeneur, randonneur, routard, marcheur sportif… Nous nous intéresserons dans ce dossier uniquement au piéton, même s’il a d’évidents points communs avec les autres types de marcheurs, à commencer par le bénéfice de cet exercice pour la santé. « Bougez 30 minutes par jour ! » est une exhortation récurrente que les professionnels de la santé adressent à nos sociétés de sédentaires. Marcher est donc une solution gratuite et à la portée du plus grand nombre pour améliorer la qualité et l’espérance de vie, et cela sans avoir non plus à dégager dans son agenda un créneau pour pratiquer un sport. Avec même un double gain, car la marche à pied n’est pas nécessairement synonyme de perte de temps : face à la congestion du trafic et aux difficultés de stationnement, la marche est dans certains cas le moyen de déplacement le plus rapide, comme le prouvent certaines dispositions prises à Londres notamment (voir encadré).
La marche présente aussi des avantages pour la collectivité : elle constitue un mode de locomotion sans émissions polluantes, ni consommation d’énergies fossiles, ni nuisances sonores. Outre le plaisir personnel qu’elle apporte, elle procure des occasions de socialisation, apporte de la convivialité aux espaces, favorise les échanges économiques, les rencontres dues au hasard et donc la « sérendipité » (la découverte de quelque chose par accident et sagacité alors que l’on est à la recherche de quelque chose d’autre).
La marche est « compétitive »
Parmi les divers modes de déplacement, la marche a toute sa place car elle est l’un des modes actifs (avec le vélo, notamment) et que ceux-ci sont considérés comme « compétitifs » par rapport à la voiture. Selon l’agence française en mobilité durable Mobiped : « La pratique des modes non motorisés est compétitive sur les déplacements inférieurs à 5 km et présente de nombreux avantages à la vue des enjeux du XXIe siècle. Le potentiel des modes doux (dits aussi “modes actifs”) est d’autant plus réel que 50 % des déplacements en voiture en Europe sont inférieurs à 5 km. »
Marche, prérequis pour une mobilité durable
Selon le Forum International des Transports, une organisation intergouvernementale liée à l’OCDE, la marche occupe une place centrale dans les politiques de transport urbain car elle peut largement contribuer aux grands programmes publics de développement durable : « Faire de la marche une solution attrayante et complémentaire au transport motorisé constitue une réponse essentielle aux défis soulevés par le changement climatique, la dépendance aux énergies fossiles, la pollution, la mobilité d’une population vieillissante, la santé, ainsi que la gestion de l’explosion de la motorisation dans les pays à revenu faible et intermédiaire. Parce que les tendances qui sont définies aujourd’hui déterminent l’avenir des villes sur plusieurs décennies, il est indispensable de prendre dès maintenant des mesures pour les villes durables de demain. »
Enfin, la marche est le pivot de l’intermodalité, et est ainsi le complément essentiel des transports en commun.
Et pourtant…
Malgré tous les avantages de la marche en matière de mobilité, il faut bien reconnaître que la voiture est encore reine en ville et le restera tant que ne sont pas prises des mesures de limitation des vitesses autorisée, de réduction des possibilités de parking, voire d’interdiction de circulation automobile. Car marcher en ville demande parfois une solide motivation, même si marcher est en principe plus pratique pour les distances courtes : « souvent, on recourt à la voiture pour s’éviter les désagréments du premier et du dernier kilomètre parcouru en aval des transports publics » assure le bureau d’études Timenco de Leuven, spécialisé dans l’élaboration de stratégies de mobilité. Que dire alors des désagréments accrus pour les personnes qui se déplacent avec l’assistance d’une canne, d’un déambulateur, d’une chaise ou de celles qui sont embarrassées par le poids d’une poussette ou celui des ans…
Si marcher est plus pratique en principe mais n’est pas la solution adoptée en réalité, c’est qu’il y a un problème et que la ville héritée des « années bagnole » empêche l’espèce Homo pedestris de proliférer aux dépens d’Homo automobilis. La qualité de l’offre piétonne est-elle en cause ? La marche reste-t-elle un pis-aller qui souffre de dévalorisation sociale face au prestige conféré par les courbes d’une belle carrosserie ? Que faudrait-il changer dans les villes pour donner aux gens l’envie de marcher ?
La marche est le socle de l’urbanité
La marche n’est pas seulement un mode de déplacement, elle fait passer le marcheur du paradigme du transport (un temps perdu) à celui de la mobilité (une expérience physique et sensorielle d’échanges dans la ville). Le piéton séjourne dans l’espace public, il faut donc lui donner l’occasion et l’envie de l’arpenter avec le sourire aux lèvres par des bancs, des espaces verts… mais pas seulement. Dans sa thèse sur le « Renouveau de la marche urbaine » Sonia Lavadinho appelle à la « ludification » de l’espace public. Il s’agit de réenchanter la ville par des composantes symboliques, émotionnelles et affectives, exprimées dans un design urbain ludique, des espaces de rencontre, des activités socio-culturelles… Tout cela peut puissamment contribuer à faire marcher plus, non seulement lors de flâneries dominicales mais aussi lors de déplacements fonctionnels. La marche et les modes actifs deviennent ainsi des éléments fondateurs d’un projet de ville renouvelé.
Mais l’agrément de la vie urbaine n’est pas le seul enjeu : davantage de piétons présents dans des espaces publics conviviaux représentent un intérêt financier et foncier… Selon Timenco, « depuis les années 80, plusieurs chercheurs ont montré que les investissements dans la politique piétonne avaient un impact sur le prix de l’immobilier, la cohésion sociale dans les quartiers, la sécurité routière, le tourisme, l’économie locale et le sentiment de sécurité, la santé et le développement économique ».
Good walking is good business
Car la marche est bonne pour le commerce ! Dans l’étude « Commerces et zones à priorité piétonne, anticiper les effets possibles » le bureau Arch’urba démontre que les piétons et cyclistes sont de meilleurs clients que les automobilistes. Le vieil adage « no parking, no business » n’est aujourd’hui plus la règle absolue : la grande distribution multiplie les magasins de petites et moyennes surfaces, réinvestit le centre des villes et les quartiers.
La valeur du logement, elle aussi, est désormais liée à l’usage piéton.
On voit émerger dans les pays anglosaxons le concept de « walkability » (« marchabilité »). Un service en ligne, www.walkscore.com, permet de calculer le score d’un quartier ou d’une adresse. Aux Pays-Bas, on parle de la « distance-pantoufle » pour décrire le périmètre urbain dans lequel un habitant doit pouvoir trouver l’essentiel des biens et services dont il a besoin sans avoir à quitter ses chaussures d’intérieur. Il s’agit de cesser de penser en termes de « plus loin, plus vite » pour considérer le « plus proche ». Il faut pour cela organiser en certains lieux importants pour la vie urbaine un arbitrage au profit des modes actifs et organiser le trafic automobile en conséquence et non comme la référence à partir de laquelle tout se décide. Car le piéton, considéré dorénavant comme un acteur majeur de la vie urbaine, fuit les espaces où le trafic est trop rapide et intense.
Quels sont les besoins du piéton dans la ville ?
« Il faut changer de logique : passer de la tolérance du piéton dans l’espace public à son invitation en ces lieux, ne plus le protéger mais bien le choyer ! » martelait Dirk Dufour (Timenco) dans un récent colloque. Mais promouvoir la marche nécessite de réunir assez de conditions favorables à sa pratique. Le chemin devra, entre autres, être sécurisant, bien entretenu, attractif… Et si un chemin est plus court mais qu’il n’est pas sûr, il ne sera pas emprunté.
La sécurité réelle
Chaque année, environ un quart des accidents mortels sur les routes concernent des piétons. Beaucoup de ces décès ont lieu sur les passages pour piétons. Parmi les victimes, on compte un grand nombre d’enfants et de personnes âgées. Dans les pays de l’OCDE, les personnes âgées de plus de 65 ans représentent entre 13 % et 20 % de la population, mais constituent plus de 50 % des piétons tués. Par ailleurs, une part importante des piétons blessés est représentée par ceux qui ont fait une chute dans les espaces publics. Ces blessures sont en parties dues à un environnement inadéquat ou à un mauvais entretien des équipements. Un problème qui va en s’accentuant avec le vieillissement de la population.
La sécurité routière doit rester une priorité, mais en ralentissant la vitesse des voitures plutôt qu’en cantonnant les piétons derrière des barrières de sécurité. Un trafic apaisé est aussi la condition d’une cohabitation harmonieuse des différents usages. Plus que la répression de la vitesse, l’aménagement des voiries est ici essentiel. Et un avantage corollaire est la fluidification de la circulation.
La sécurité perçue
Choisir ou non la marche est fortement lié à l’insécurité perçue comme en témoigne le comportement des personnes âgées et des parents de jeunes enfants : la diminution de la marche chez les enfants est notamment liée à l’inquiétude des parents face à la violence du trafic. Pour inciter subjectivement à la marche, les rues doivent être animées et vivantes, l’aménagement des espaces, leur entretien, leur couleur, doit éviter de créer des lieux inquiétants (tunnels…) ou perçus comme des coupe-gorge ! À plus forte raison pendant la nuit, l’éclairage vient en renfort de l’architecture et joue un rôle primordial pour garder les rues animées, et les rendre subjectivement plus sûres.
Un maillage des cheminements
En raison de la séparation des usagers, le réseau des piétons est constamment fractionné, ce qui limite la liberté de circuler et allonge les distances. Un réseau piéton simple mais dense, efficace et lisible doit réduire les effets des obstacles géographiques et offrir un accès aisé aux transports en commun. Il faut pour cela s’inspirer des villes antiques, nécessairement conçues autour du piéton « et prendre en compte les stratégies déployées par les marcheurs en milieu urbain pour concevoir les espaces et les réseaux dédiés à la mobilité », assure Sonia Lavadinho.
La « lisibilité »
Être à l’aise et se sentir en sécurité en tant que piéton, c’est aussi pouvoir s’orienter facilement, reconnaître son environnement et le comprendre. La lisibilité de la ville est importante mais on peut aussi mettre en place des moyens auxiliaires : signalisation, contraste visuel du cheminement piéton (par rapport à la chaussée par exemple), panneaux de noms de rue à chaque croisement, numéros de maison bien lisibles, plans de ville aux endroits stratégiques, design et mobilier renforçant l’identité locale…
Le confort
Il passe par des trottoirs plus larges (la vitesse des déplacements piétons diminue sur les trottoirs de moins de 2,5 à 3 m), moins de temps d’attente aux feux (des cycles plus courts permettent d’accroître les vitesses effectives de la marche de 5 à 10 %), pas trop de différences de niveaux, l’élimination des nombreux obstacles placés dans l’espace des piétons (panneaux de signalisation, mâts d’éclairage, horodateurs, voitures mal garées…).
Les rues sont conçues comme des éléments linéaires adaptés aux automobilistes. Mais on ne tient pas compte du mouvement linéaire des piétons et rien n’est fait pour faciliter leur traversée à angle droit depuis les rues transversales. Or la traversée doit prolonger naturellement le cheminement des piétons et non constituer un détour. Les angles de rues où deux trottoirs fusionnent concentrent un grand nombre de piétons (le double d’une section droite) et doivent offrir plus d’espace. Dans la pratique, c’est bien souvent le contraire qui se présente et de surcroît les mouvements tournants des véhicules empiètent sur cet espace.
Les problèmes de confort sont surtout identifiés par les personnes ayant des difficultés pour se déplacer et par les personnes âgées. La notion de confort englobe les critères suivants : sentiment de sécurité, bon éclairage, bonne qualité de revêtement de sol (et bon entretien de celui-ci), éloignement par rapport au trafic et au bruit, mise à disposition des bancs et autres mobiliers utiles.
À ces besoins généraux s’ajoute un besoin particulier, mais dont les réponses qu’on y apportera bénéficieront à tous les piétions : il s’agit de la prise en compte du handicap. « La conception des cheminements ne doit pas être inspirée par le piéton moyen mais par le plus vulnérable », écrit le chercheur Frédéric Murard dans son article « Développer la marche en ville : pourquoi, comment ? ». Et Rachel Thomas, sociologue, renforce cette idée : « Le détour par l’expérience cheminatoire de la population handicapée constitue un outil heuristique pour penser l’accessibilité de tous à l’espace public urbain. » En termes plus simples, « qui peut le plus peut le moins » : tout aménagement de l’espace réalisé parce qu’il est indispensable pour l’autonomie d’une personne à mobilité réduite pour une raison ou l’autre : locomotion, vue, ouïe, compréhension, âge, dispositif technique, voiture d’enfant… apporte un confort d’usage accru pour les piétons dont la mobilité n’est pas limitée.
Un besoin de prise de conscience politique
La problématique de la marche est assez complexe et souvent sous-estimée. Il conviendrait d’avoir une approche systémique plutôt que sectorielle et de développer un ensemble intégré de mesures. Car de nombreux domaines ont un intérêt dans le développement de la pratique de la marche. La promotion de la marche urbaine doit être portée transversalement par un nombre croissant de politiques publiques : mobilité, action sociale, aménagement du territoire, sécurité routière, économie… qui sont autant de secteurs habituellement cloisonnés de la gestion publique.
C’est donc à une véritable « politique piétonne » que tous les spécialistes appellent et elle passe par des outils de planification urbaine permettant de construire un projet de territoire partagé, intégrant différentes échelles et différents espaces de vie.
D’où l’émergence de « plans piétons » dans de nombreuses villes d’Europe (dont Bruxelles), qui les intègrent dans une politique de mobilité globale. En effet, des décisions centrées seulement sur les mesures favorables aux piétons n’auront que peu de chances d’aboutir car ce n’est pas en se contentant de favoriser la marche qu’on pourra dissuader les automobilistes de prendre leur voiture. Ce serait même plutôt l’inverse : ce sont les mesures de réduction de la densité du trafic qui sont un facteur de succès crucial d’une politique piétonne. Tout comme la prise en compte du vieillissement de la population (voir le dossier dans Aires Libres n° 12), la politique piétonne doit faire partie intégrante d’une politique cohérente de mobilité durable pour pouvoir jouer pleinement son rôle dans la palette des alternatives à la voiture. L’augmentation de l’accessibilité en découlera naturellement. Un « avantage collatéral » qu’il faudra bien entendu pousser…
Mais au-delà des questions de mobilité, la demande croissante de qualité de vie et la prise en compte du développement durable justifient l’attention portée à une conception universelle des bâtiments et des espaces (voir le dossier dans Aires Libres n° 11). Dans ce contexte, ne pas prendre en compte le piéton comme référentiel pour le développement des villes en renouveau serait une erreur. Et l’accessibilité est le fondement de toute politique piétonne.
Fin de l’article principal
Encadré : What is Legible London ?
Les autorités londoniennes ont développé un système de « navigation » pié tonne qui aide les habitants ou les visiteurs de la capitale à y circuler à pied. Pourquoi ? Pour alléger le trafic automobile, désengorger les transports en commun et se déplacer plus vite qu’avec tout autre moyen de locomotion. En effet, les études ont montré qu’au centre de Londres, 109 déplacements entre stations de métro voisines étaient plus rapides à pied qu’en métro ! Toutefois, de nombreuses personnes sont dissuadées de marcher par une signalisa tion confuse ou une mauvaise appréciation des distances. « Legible London » (« Londres lisible ») a donc été développé pour aider visiteurs et résidents à atteindre leur destination à pied, et cela de façon aisée et rapide.
Le système, basé sur des recherches approfondies, présente l’information nécessaire de diverses façons et s’intègre aux autres moyens de transport. Il permet aux utilisateurs de trouver leur chemin en détaillant les points de repère qu’ils rencontreront le long de leur parcours et d’estimer sa durée. Les panneaux de signalisations sont de trois types : cartes urbaines de grandes dimensions fournissant tous les détails sur les lieux accessibles en 5 minutes de marche ; panneaux de taille moyenne visibles de loin et porteurs de l’infor mation locale ; flèches de direction. Des efforts particuliers de conception ont été consentis pour la lisibilité et l’accessibilité de ces panneaux pour tous les publics.
Mis en place avec succès dans le centre de la métropole, le système « Le gible London » va s’étendre aux quartiers, faubourgs et zones d’activité in dustrielle de la périphérie.
http ://www.tfl.gov.uk/microsites/legible-london
Fin de l’encadré
Cadre références :
Références
(Sur ces 7 documents, les 6 premiers sont disponibles en téléchargement à l’adresse http://goo.gl/mYY2n)
Frédéric Murard, « Développer la marche en ville : pourquoi, comment ? ».
Ole Thorson Jorgensen, « Marcher en ville »
OCDE/Forum International des Transports, « Piétons : sécurité, espace urbain et santé »
Rachel Thomas, « L’accessibilité des piétons à l’espace public urbain : un accomplissement perceptif situé ».
RATP/Véronique Michaud, « La marche au cœur des mobilités : une démarche innovante »
Sonia Lavadinho, « Renouveau de la marche urbaine. Terrains, acteurs et politiques ».
World Urbanization Prospects, the 2011 Revision : http://esa.un.org/unpd/wup/CD-ROM/Urban-Rural-Population.htm
Fin cadre références
Hors-texte :
« Un piéton est un monsieur qui va chercher sa voiture », Frédéric Dard
Fin du hors-texte
Fin du dossier